Chaque Terrien peut trouver son double à Ténébreuse.

10. L’EXCURSION DE CARMEN

de Margaret L. Carter et Leslie R. Carter

 

 

Le ciel décoloré et le soleil rouge ne suffisaient sans doute pas à expliquer cette sensation de grouillement sous sa peau. Carmen Delorien avait passé des escales sur des mondes beaucoup plus étranges pendant sa carrière dans le Service Spatial. Cottman IV aurait dû lui paraître carrément ordinaire. Après tout, la population était humaine, et, selon la rumeur, descendait de colons terriens dont l’astronef s’était perdu. Non que Carmen ait eu l’occasion de beaucoup se familiariser avec la culture locale jusque-là. La taverne de la Cité du Commerce ressemblait aux bars des astroports de toutes les planètes. En tant que spécialiste de la Sécurité, Carmen avait appris à se fier à son instinct. Mais cette fois, elle ne trouvait aucune justification à cette impression de malaise qu’elle éprouvait depuis le débarquement.

Elle Dut une longue rasade du vin doux et fruité appelé shallan dans l’espoir de noyer cette sensation. Juste un autre port franc, se dit-elle. Je me demande parfois pourquoi je prends la peine de débarquer. Pourquoi ne pas rester à bord, si c’est seulement pour lamper du tord-boyaux avec les autres Terriens ?

– Comment ça va, Delorien ? lança une forte voix de baryton, interrompant ses ruminations.

Carmen sursauta, renversant son verre sur le bois éraflé de la table.

– Nerveuse, hein ? dit le petit blond moustachu qui venait de s’asseoir près d’elle. Alors, on n’aime pas Ténébreuse by night ?

– Slade, si tu disais bonjour la prochaine fois, avant de me hurler dans les oreilles ?

Elle regarda Gary Slade, autre membre du Service de Sécurité, l’un de ses meilleurs amis à bord de l’Arcturus, bien que toutes ses amitiés fussent un peu plus que ça. Elle n’avait pas envie de compagnie pour le moment, mais elle lui expliqua brièvement la raison de sa mauvaise humeur, répétant tout haut ce qu’elle venait de penser sur son séjour dans la Zone Terrienne.

– C’est facile d’y remédier, dit Gary. D’après notre briefing, les Ténébrans ne nous aiment pas à la folie, mais ils viennent de se décoincer suffisamment pour laisser les Terriens voyager hors de la Zone. Pourquoi ne pas engager un guide et aller visiter le pays ? Tu es sans doute fatiguée d’être claquemurée dans le vaisseau.

Carmen exprima son scepticisme d’un grognement.

– De toute façon, il faut tout le temps un jour ou deux pour s’adapter à une nouvelle planète.

– Il n’y a pas que ça, dit-elle. Je n’ai jamais rien ressenti de pareil ailleurs.

A l’instant où elle avait quitté l’astronef, elle avait eu l’impression désagréable que des yeux la surveillaient dans son dos. Elle s’était même retournée deux fois pour affronter le suiveur imaginaire. Mais rien, pas de voyou local ayant de sombres desseins sur sa solde ou sa personne. Pourtant, le malaise persistait, et les démangeaisons dans son crâne – selon l’impression qu’elle avait – se faisaient de plus en plus vives. L’idée d’une excursion dans la campagne, ou du moins d’une promenade hors de la Cité du Commerce, lui plut. Pourtant, quelque chose la retenait. Elle savait qu’elle attirerait l’attention, et pas seulement par son uniforme. Ses cheveux noirs n’auraient rien d’exceptionnel aux yeux des indigènes, mais sa coupe en brosse, si. Les Ténébranes respectables ne coupaient pas leurs cheveux.

Un costaud basané en uniforme du Service Spatial s’assit en face d’eux. Cette fois, elle ne rêvassait pas et ne sursauta pas.

– Anton Polaski, de l’Iberia, se présenta-t-il. Je t’offre un verre ?

– Je viens d’en boire un.

Solitaire sans attaches, elle n’avait généralement aucun scrupule à accepter un compagnon pour la nuit lors des escales. Mais ce soir, cette brève distraction ne la tentait pas.

Comprenant son humeur à la brusquerie de la réponse, Polaski partit chercher fortune ailleurs.

– Je n’ai pas envie de glander ici, dit-elle à Slade. Je vais faire un tour et je retourne au vaisseau.

Gary branla du chef, feignant la consternation.

– Ce n’est pas la Delorien que je connais. Tu couves peut-être quelque chose – tu ferais bien de voir un toubib.

Ignorant sa remarque, elle abandonna son fond de verre et se dirigea vers la rue. Le froid transperça son vêtement synthétique, et elle envia les vestes de cuir et les capes de fourrure des indigènes. Et on disait que c’était le printemps !

Sans faire attention où elle allait, elle se surprit à se diriger vers les grilles de l’astroport. Elle montra sa plaque d’identité, salua le garde de la tête et entra. Le noir du ciel faisait paraître l’air encore plus froid. Carmen resserra autour d’elle sa mince cape et traversa la place d’un pas vif. Elle ignora les rangées de boutiques destinées aux touristes terriens. Son inexplicable nervosité la poussa dans les étroites ruelles pavées.

Elle passa une heure à errer entre des rangées de maisons basses en pierre, dont beaucoup avaient des fenêtres à vitraux. Des odeurs épicées lui chatouillèrent les narines. Elle s’arrêta devant une échoppe du vieux marché et acheta deux gâteaux frits. Elle regretta de les avoir mangés, car son mal au cœur empira. Les regards curieux des indigènes l’affectèrent comme des menaces voilées. C’est peut-être pour ça que je suis si nerveuse, parce que je suis le centre de l’attention. Mais Carmen savait bien que ce n’était pas ça ; elle avait ressenti la même chose au bar. Elle dut faire un effort conscient pour éloigner sa main de son désintégrateur. Attention, il ne faudrait pas provoquer un incident. Pour une raison inconnue, ces gens ne voyaient pas les armes à feu d’un bon œil.

Quand elle se surprit à marcher vers les faubourgs de la ville au lieu de revenir vers la Zone Terrienne, elle s’arrêta pour réfléchir. Le couvre-feu ne devait pas être loin. Elle s’imagina perdue, avec l’humiliation de demander son chemin à un Ténébran goguenard. Ou d’être détroussée par l’un de ces voyous imaginaires.

Secoue-toi, Delorien. Fais quelque chose si tu ne veux pas te retrouver dans le pétrin jusqu’au cou. Pourtant, quand elle se tourna dans la direction de l’astroport, la sensation de grouillement sous son crâne empira. Elle avait l’impression d’avoir oublié quelque chose, quelque chose qu’elle aurait dû faire là. Branlant du chef, elle grogna mentalement à cette idée ridicule. Je ferais peut-être bien de voir un toubib.

 

Le lendemain matin au réveil, la proposition de Gary – excursion dans Thendara et la campagne environnante – bourdonnait dans sa tête. Aujourd’hui, l’idée ne semblait pas mauvaise. Sauf qu’elle avait envie d’explorer davantage que quelques kilomètres autour de la capitale. Pourquoi pas ? Aujourd’hui, elle avait quartier libre ; elle ne serait pas de service avant 0700 heures le lendemain matin. Ce qui lui laissait tout le temps de faire une excursion. Il y avait de petits avions à louer et elle avait des économies. Dans l’espace, elle n’avait guère d’occasions de dépenser sa solde.

Elle prit une douche rapide et se mit à faire ses bagages, activités qui réduisirent un peu la pression s’exerçant sur son esprit. Au bout d’un moment, elle réalisa ce qu’elle faisait, et s’arrêta, regardant avec stupéfaction tout ce qu’elle avait étalé par terre. Pourquoi emporter tout ça ? Cinq changements de vêtements, une trousse médicale, une trousse de toilette – on dirait que je pars pour un long week-end de camping, et non pour un petit vol d’une journée. Et elle avait aussi pensé réquisitionner une semaine de rations.

Bon, quel mal y avait-il à prendre des précautions ? Il fallait être prête en cas d’atterrissage d’urgence. C’était un monde primitif ; en certaines régions, les villages étaient rares.

Après avoir revêtu un uniforme thermal prévu pour les grands froids, elle prit son désintégrateur. Je devrais le laisser ici. En dehors de Thendara, c’est un objet de contrebande. Mais elle ne put s’y résigner et fourra l’arme dans son sac.

Après le petit déjeuner, elle signa le registre, signalant son absence pour la journée. Elle avait dit à Gary ce qu’elle allait faire, mais éluda ses questions et celles de ses collègues. Et elle n’avait pas caché qu’elle ne voulait pas de compagnie. Une heure après son lever, elle était à l’astroport et louait un avion.

Le préposé – un grand noir filiforme – n’eut pas l’air d’approuver son projet de voler sans pilote.

– Zones interdites, courant atmosphériques vicieux – il y a des douzaines de causes de pépins. D’après le règlement, tu devrais voir un guide qualifié.

– Je suis qualifiée pour piloter ces coucous. J’ai eu le même entraînement que les autres. Et je sais lire une carte.

– Te laisser partir toute seule, c’est à la limite de la légalité.

– Je suis assez grande pour me débrouiller toute seule. Relaxe et oublie-moi.

Elle lui glissa une poignée de crédits supplémentaires pour l’aider à perdre la mémoire.

En bougonnant, le préposé lut avec elle la check-list du petit biplace. Il lui indiqua les quelques secteurs où les gens de hors-planète étaient tolérés, et lui fit signer et apposer son empreinte sur un formulaire dégageant sa responsabilité en cas d’accident.

Carmen se sentit l’esprit plus léger dès qu’elle eut décollé et pointé son avion vers le nord. Enfin, elle sentait qu’elle avançait dans la direction où elle était censée aller. Censée aller ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Branlant du chef, elle tourna son attention sur l’ordinateur de bord et appela la carte du terrain qu’elle survolait. Les aires légalement ouvertes au tourisme étaient effectivement très limitées. Elle entra l’itinéraire du Lac de Hali.

En quelques minutes, elle eut dépassé les limites de la Cité du Commerce. Le paysage lui confirma ce qu’on lui avait dit de cette planète sous-développée et pauvre en métaux. Dès la sortie de Thendara, elle survola de vastes étendues désertes.

Quelques heures plus tard, elle arriva à Hali. Elle pensa à atterrir pour visiter la ville et le lac mystérieux. L’une des merveilles naturelles les plus célèbres de Ténébreuse, ce lac ne contenait pas de l’eau, mais quelque gaz plus lourd que l’air. Quelqu’un pouvait même respirer submergé dans ses profondeurs – si l’absence de gaz carbonique ne lui faisait pas oublier d’inspirer.

Je suis censée faire du tourisme, non ? Alors, pourquoi ne pas m’arrêter ? Mais elle frémit d’impatience à cette pensée. Elle n’avait pas de temps à perdre ; elle devait se dépêcher. Me dépêcher ? Mais où est-ce que je vais ? La sensation était irrationnelle, mais elle ne s’arrêta pas.

Elle n’avait pas besoin d’atterrir puisque l’avion avait un autopilote et des toilettes, exiguës mais suffisantes. Elle mit le cap au nord-ouest, vers le plateau d’Armida.

L’ordinateur bipa un avertissement quand elle quitta la zone autorisée.

– La ferme, dit-elle.

Quand il recommença, elle éteignit l’audio.

– Imbécile de machine.

En plein après-midi, les tiraillements de la faim pénétrèrent enfin sa conscience. Elle mangea distraitement. Quest-ce que je fais par ici ? Il n’y a que des champs et des forêts. De plus, elle savait que cette escapade lui vaudrait un blâme. Pourtant, elle ne put se résigner à faire demi-tour. Chaque fois qu’elle y pensait, une partie de son cerveau hurlait des protestations.

Au crépuscule, elle était dans les contreforts des montagnes. Sachant qu’elle ne pouvait pas survoler cette région accidentée dans le noir, elle atterrit à regret sur la première aire à peu près dégagée et horizontale qu’elle rencontra. Elle fit les cent pas dehors pour détendre ses muscles ankylosés, mais rentra bientôt dans l’avion. L’air nocturne était trop froid pour elle. Après un nouveau repas insipide de rations lyophilisées, elle se nicha dans le fauteuil du pilote, ferma son esprit aux étranges bruits nocturnes, et s’endormit.

 

Au matin, Carmen était plus ankylosée que la veille. Elle se réveilla avec une bonne migraine et un torticolis. Il lui fallut une minute pour se rappeler où elle était. Qu’est-ce que je fais là ?

Après avoir débarqué et tapé des pieds pour rétablir la circulation, la mémoire lui revint brusquement. Dios ! Je suis de service à 07001 Même en décollant immédiatement, elle n’avait aucune chance d’arriver à Thendara à l’heure. Non seulement elle aurait des problèmes parce qu’elle avait quitté la zone autorisée, mais maintenant, elle était déserteuse ! Sans parler du fait que la location de l’avion expirait la veille au soir, de sorte que, techniquement, elle l’avait volé.

Grignotant une barre de déjeuner, elle se dit qu’en rentrant immédiatement à l’astroport elle bénéficierait sans doute de circonstances atténuantes. Non, il faut que je continue ! Il n’y a pas de temps à perdre !

Malgré la conviction croissante qu’elle était en train de devenir folle, elle ne put se défaire de cette impression d’urgence. Elle décolla dès que le soleil rouge parut sur l’horizon.

Cette compulsion bizarre allait-elle la conduire dans les montagnes du nord, où l’on savait que même des pilotes très expérimentés s’étaient crashés ? Elle en testa à force en virant vers le sud. Résultat : des martèlements dans la tête qui faillirent l’aveugler. Protestant d’un grognement inarticulé, elle remit le cap au nord, et la douleur disparut.

Daccord, impossible de faire autrement. Quoi que ce soit, j’espère que ça s’arrêtera avant que je manque de carburant et de vivres.

Plusieurs heures après le lever du soleil, la radio, muette jusque-là, se mit à grésiller. Pilotant dans une stupeur presque hypnotique, elle ne réalisa pas tout de suite que le message la concernait.

– Vous êtes en état d’arrestation pour violation des zones interdites et vol d’un véhicule, dit la voix désincarnée. Faites demi-tour. Rendez-vous aux coordonnées suivantes.

Carmen écouta les chiffres sans répondre. Si j’obéis, peut-être qu’ils ne me matraqueront pas trop fort. Mais à cette seule pensée, une vive douleur la frappa comme un coup de poignard entre les deux yeux. Quand le message se répéta, elle éteignit la radio. Au lieu de faire demi-tour, elle accéléra. Avec l’avance qu’elle avait, elle pourrait sans doute atteindre sa destination avant qu’ils ne la rattrapent.

Quelle destination ? Est-ce que je ne saurai jamais vers quoi on me traîne ? Cette incitation irrésistible pouvait-elle venir de quelque force psi agissant sur elle ? On disait que Ténébreuse affectait bizarrement l’esprit de certains astronautes. Mais Carmen considérait ces rumeurs comme pures superstitions et exagérations de spatios.

Elle se sentit contrainte de pousser l’appareil à sa vitesse maximale. Elle ne résistait plus, espérant que si elle coopérait avec la force agissant sur elle, elle découvrirait ses desseins. Quelques minutes plus tard, une jauge bourdonna un avertissement. Carburant en baisse.

On lui avait remis un appareil pourvu d’assez de fioul pour l’excursion légale qu’elle envisageait, pas pour cette folle équipée dans le désert. Et voilà Terminus d’une minute à l’autre maintenant. Un coup d’œil vers le sol lui apprit que la région n’était pas un désert total. Une route étroite serpentait à travers la forêt. A quelque distance devant elle, elle vit une étendue dégagée et un groupe de bâtiments.

L’avion commença à perdre de l’altitude. Carmen scruta la forêt, à la recherche d’une clairière pour atterrir. Rien. Elle serait obligée de se poser sur la route. Elle réduisit la vitesse et se mit en vol plané. Son front se couvrit de sueur quand elle manœuvra pour éviter les branches surplombant la voie. Je ne suis qu’amateur ; je n’ai rien du cascadeur Cet étroit chemin de terre battue n’aurait droit au nom de route sur aucune planète civilisée. Elle parvint quand même à toucher le sol sans collision. Elle coupa les gaz, et inspira pour la première fois depuis un quart d’heure.

C’est le bouquet. Je suis coincée jusqu’à ce que l’appareil de la Sécurité vienne me cueillir. Mais l’intrus présent dans sa tête ne l’entendait pas ainsi. Avance, tu y es presque. Vite ! Il voulait donc qu’elle se mette à marcher. Carmen frissonna à l’idée du froid extérieur, même en plein jour. Elle enfila à la hâte sa combinaison thermale. Avant de débarquer, elle prit son désintégrateur dans son sac et le passa à sa ceinture. Elle se rappela que le briefing mentionnait de gros carnivores à fourrure et de vicieux oiseaux sans ailes.

Elle ne perdit pas son temps à se demander où elle allait, et se mit à marcher dans la direction qui lui semblait la bonne, sur la route, cap au nord. Quelques minutes plus tard, elle passa au petit trot, poussée par un inexplicable besoin d’aller vite, malgré l’altitude et le froid qui la faisaient haleter.

Devant elle, après le tournant, elle entendit des cris étouffés. Des cris humains, auxquels se mêlaient des grognements bestiaux. Elle quitta la route et continua sous le couvert des arbres. Malgré les obstacles qui lui tapaient sur les nerfs, elle avança lentement vers les bruits de lutte.

Quelques instants plus tard, jetant un coup d’œil de sa cachette, elle vit les combattants. Les grognements bestiaux émanaient de créatures verticales couvertes de fourrure, et dotées de griffes et de crocs. Des hommes-chats – l’une des races non humaines indigènes. Elle ne put pas les compter car ils bougeaient beaucoup – ils étaient au moins une demi-douzaine, se dit-elle. Sous ses yeux, l’un d’eux ouvrit la gorge d’un homme en livrée verte. Il s’effondra, lâchant son épée.

Tous ses compagnons gisaient a terre, à l’exception d’une femme aux cheveux noirs encore debout, adossée à un animal ressemblant à un cheval mais à la tête surmontée d’andouillers. Un animal semblable était abattu ; les autres s’étaient sans doute enfuis. La femme frappa l’un des hommes-chats avec un stylet uniquement prévu pour des usages cérémoniels.

Carmen n’attendit pas d’en voir plus. Son esprit se vida tandis que l’entraînement de la Sécurité prenait la relève. Elle bondit au milieu des hommes-chats dans un tourbillon de bras et de jambes. Elle assomma le plus proche d’un coup de pied au menton. Un coup sur la nuque cassa la colonne vertébrale d’un autre. Carmen pivota pour régler son compte à un troisième qui arrivait par-derrière. Pour le quatrième, elle n’eut que le temps de lui expédier un coup de poing qui le fit seulement chanceler. Mais quand il revint à l’attaque et bondit sur elle, elle l’étendit d’un coup de genou dans les parties.

Pour la première fois, Carmen put jeter un coup d’œil sur la Ténébrane. Bien que gênée par sa robe longue, elle parvint à plonger son stylet dans la gorge d’un assaillant. Mais une paire d’hommes-chats indemnes convergèrent sur elle avant qu’elle ait eu le temps de libérer sa lame.

Carmen s’élança. Par une série de mouvements fluides, elle les étendit tous les deux pour le compte. Un instant, elle se trouva face à face avec l’étrangère. Pourquoi me paraît-elle familière ?

Mais avant qu’elles aient pu se parler, des grondements de défi les interrompirent. Pivotant sur elle-même, Carmen vit une seconde vague de guerriers-chats les charger. La panique s’empara d’elle. Ils sont trop – je ne peux pas les combattre. Automatiquement, elle prit son désintégrateur, le régla sur « rayon large » et tira. Les six hommes-chats du premier rang s’effondrèrent. Les autres tournèrent les talons et s’enfuirent.

La Ténébrane rejoignit sa monture en chancelant et s’y cramponna pour ne pas tomber. Sa manche gauche déchirée révélait une longue estafilade.

– Z’par servu, dit-elle.

C’était l’une des rares expressions que Carmen comprenait. La femme ajouta une ou deux phrases.

– Je suis désolée, je ne parle pas ta langue, dit Carmen.

Elle avait des douleurs sourdes dans la tête et les côtes. Haletante, prise de vertige tant son cœur battait vite, elle remarqua que l’impression d’urgence et de contrainte s’était totalement évanouie.

La femme reprit en Terrien Standard hésitant :

– Je te remercie du fond du cœur. Sans ton aide, je serais maintenant otage des hommes-chats. Je suis Doria Lanart.

Carmen se présenta.

– Cette chose, dit Doria, livide, en montrant le désintégrateur. Défendue.

Carmen baissa les yeux sur sa main. Trop tard, elle se rappela le tabou ténébran contre les armes agissant à distance, et que les gens de hors-planète juraient de respecter. Enfin, si elle avait respecté l’interdiction, la dame serait morte ou capturée. Carmen remit l’arme dans sa ceinture.

– Toi, dit-elle, fixant la femme dans les yeux, tu m’as appelée ici. C’est obligatoire. J’ai ressenti une… compulsion… et maintenant, elle a complètement disparu.

Doria eut l’air stupéfaite.

– Impossible. Mon laran n’est pas assez puissant pour ça. J’ai été virtuellement aveugle mentale toute ma vie.

– Quelque chose m’a appelée.

La fièvre du combat se dissipant, Carmen commença à ressentir la fatigue.

– Nous ne ferions pas mieux de partir avant que ces créatures ne trouvent l’audace de revenir ?

– C’est vrai. Il faudra que tu montes en croupe derrière moi.

Juste avant qu’elles ne montent, Doria scruta intensément le visage de Carmen.

– Maintenant, je comprends. Ton visage – c’est l’image exacte du mien.

Carmen la fixa à son tour. Oui, à part le hâle de la peau, elles auraient pu être jumelles. Les cheveux de Doria étaient nattés en une longue tresse, et Carmen portait les siens coupés en brosse, mais ils étaient de la même couleur. Les yeux de Doria, la forme de son nez et de son menton étaient identiques à ceux que Carmen voyait tous les jours dans la glace. Elles avaient la même taille.

– Impossible, murmura-t-elle.

Doria se mit en selle et aida Carmen à se hisser sur le dos de l’animal.

– Certaines leroni affirment que chaque individu de l’univers a un double exact quelque part. Mais je crois qu’il y a davantage dans notre cas.

Elle talonna la bête pour la faire avancer.

– Partons. Ma maison est à moins d’une heure.

Quelques centaines de mètres plus loin, le bruit d’un moteur d’avion rompit le silence de la forêt. Carmen leva les yeux.

– Ils me recherchent. J’ai violé plusieurs règlements pour arriver ici.

Un instant plus tard, une douzaine d’hommes en livrée verte, comme ceux tués par les hommes-chats, arrivèrent à cheval.

– Domna Doria, cria le chef, dès qu’il fut à portée de voix.

Il continua dans sa langue, et Doria lui répondit. Puis, passant au Terrien Standard, elle présenta Carmen. Le chef du groupe, homme d’âge mûr aux traits burinés, la salua en Terrien hésitant.

Doria expliqua à Carmen :

– Un membre de mon escorte doué de laran a émis un appel au secours en mourant. Ces hommes, qui sont les gardes de ma maison, viennent en réponse à cet appel.

Un bruit de moteur l’interrompit – l’avion de la Sécurité de l’Astroport qui passait au-dessus du groupe à faible altitude. Puis il vira de bord et se posa doucement derrière Doria et Carmen.

Le copilote en descendit, une main sur la crosse de son arme.

– Spécialiste Delorien, je t’arrête pour absence non autorisée, vol et résistance à arrestation.

Les yeux de Doria s’étrécirent de colère.

– Cette femme m’a sauvé la vie. Elle est sous ma protection.

– Je suis surpris de l’entendre, dit le Terrien. Un peu plus loin, nous avons trouvé des cadavres d’hommes-chats, à l’évidence tués au désintégrateur. Votre peuple a censément des lois contre les armes à feu.

– C’est exact, dit Doria. Mais sur mon domaine, elle est soumise à nos lois. C’est à nous de décider si les circonstances excusent son acte.

– Delorien fait partie de notre personnel.

– Sommes-nous obligés de régler la question au milieu de la route ? Allons tous à Armida pour en discuter dans un cadre confortable.

 

Une heure plus tard, Carmen était assise devant la cheminée du grand hall d’Armida, derrière d’épais murs de pierre impénétrables aux vents de la montagne. Elle avait pris un bain, et, enveloppée dans une grosse robe de chambre, elle buvait à petites gorgées un breuvage chaud et amer. Doria occupait le fauteuil voisin du sien. Le chef de sa garde était debout à distance respectueuse. Plusieurs membres de sa famille, dont Carmen, trop fatiguée, n’avait pas retenu les noms, étaient assis non loin. Les deux agents de la Sécurité, tout en ayant choisi de rester debout et d’encadrer la cheminée comme des sentinelles, se détendirent assez pour accepter des chopes de boisson chaude.

– Je rentrais de négocier avec le Domaine limitrophe du mien, dit Doria. Comme nous avons tous les deux subi de lourdes pertes du fait des hommes-chats, j’espérais pouvoir monter avec eux une expédition contre l’ennemi commun. Les non-humains ont dû décider de me prendre en otage, dans l’espoir d’affaiblir notre résistance à leurs attaques.

– Pourquoi les hommes-chats sont-ils si hostiles ? demanda Carmen.

Doria haussa les épaules.

– Qui sait ? Ils considèrent sans doute que ce pays leur appartient encore et ils veulent nous détruire, nous, les intrus. Comme je n’ai pas de laran mesurable, j’ai affiné mes sens ordinaires, et je m’en sers pour lire les nuances subtiles du comportement humain. Mais je ne peux pas lire les non-humains.

Un homme mûr, plus grand que la moyenne des Ténébrans, aux cheveux blond-roux clairsemés – l’oncle de Doria, se rappela Carmen – dit avec une fierté évidente :

– Doria a une sensibilité presque magique pour les motivations humaines. C’est pourquoi elle est si bonne négociatrice et aimée de tous.

Doria rougit.

– Tu exagères. J’ai eu la chance de naître à Armida, expliqua-t-elle à Carmen, qui, traditionnellement, a toujours eu une philosophie… inconventionnelle. Dans la plupart des Domaines, une héritière aveugle mentale serait considérée avec mépris ou pitié.

– Si tu ne possèdes pas ce pouvoir dont vous parlez tous, comment as-tu fait pour m’appeler ? dit Carmen. Mes dons psi sont pratiquement nuls, à moi aussi.

– Il doit y avoir entre nous un lien quelconque, dit Doria. Nous nous ressemblons trop pour que ce soit le hasard qui nous ait réunies.

– On sait que notre peuple descend de colons terriens, dit son oncle, quoique certains Comyn refusent de l’accepter. Peut-être partagez-vous un ancêtre commun, à des générations de distance.

Carmen trouva cela un peu tiré par les cheveux.

– Comment cela pourrait-il avoir une influence à des siècles d’écart ?

Le lieutenant de la Sécurité prit la parole. Carmen lui lança un regard stupéfait ; elle avait presque oublié sa présence.

– Il paraît que ce genre de convergence peut survenir, dit-il. La recombinaison aléatoire de l’ADN pourrait vous rendre pratiquement identiques, non ?

Les yeux de Doria brillèrent d’excitation.

– Il s’agirait alors d’une ressemblance assez parfaite pour surmonter notre insensibilité télépathique – assez puissante pour ignorer les limites du temps lui-même !

– C’est exact, dit Carmen. J’ai ressenti l’« appel » avant que tu sois en danger.

– Cela exige une enquête plus approfondie, dit Doria. Resteras-tu assez longtemps pour que nous ayons le temps d’étudier ce lien ?

Son oncle – il s’appelait Kieran, Carmen s’en souvenait maintenant – ait d’un ton sévère :

– Une telle proposition ne peut pas se faire sans réflexion. Cette femme t’a sauvé la vie, c’est vrai, mais si elle devient notre hôte, elle devra respecter nos lois. Il y a de bonnes raisons à l’interdiction des armes fonctionnant à distance. Tu n’as pas vu nos régions dévastées, mon enfant – moi, si.

Doria le considéra, fronçant les sourcils.

– La tradition d’Armida, c’est l’ouverture d’esprit, non la rigidité.

– Ouverture aux nouvelles idées, pas invitation au chaos.

– Pas si vite, intervint l’officier terrien. La Spécialiste Delorien est toujours en état d’arrestation. Elle doit passer en jugement devant une juridiction terrienne.

Doria se tourna vers lui.

– N’est-il pas vrai que vos autorités souhaitent la faveur des Comyn ? La plupart des nôtres refusent de traiter avec vous. Votre Légat préférera sans doute faire de Carmen un agent de liaison avec Armida, plutôt qu’un exemple punitif.

– Eh bien, Delorien, dit l’officier à Carmen. As-tu l’intention de déserter définitivement ?

– Je n’ai jamais eu l’intention de déserter. Cette aventure n’était pas prévue, dit Carmen, la gorge serrée d’appréhension.

Ce qu’elle venait de découvrir la fascinait et l’attirait. De plus, pour une solitaire sans attaches, cet héritage familial lui faisait signe, merveilleux autant qu’étrange. Pourtant, sa fidélité envers son vaisseau et sa carrière n’était pas morte. Déchirée entre les deux, elle regarda Doria dans les yeux – ces yeux qui étaient l’image des siens.

– Je ne veux pas abandonner… tout ça. Je veux tester les limites de ce lien. Mais je suis toujours membre du Service Spatial.

– Alors, tu devras rentrer avec nous, dit l’officier, dès que les conditions météo le permettront.

– D’accord, je purgerai ma peine.

Elle soupçonnait, comme Doria l’avait dit, que la possibilité d’un lien continu entre elles la fasse bénéficier des circonstances atténuantes.

– Et dès que ce sera possible, je reviendrai.

L'Empire Débarque
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